POURQUOI FAIRE DU THÉÂTRE ? (P. 17 à 24)

Le théâtre est un lieu de rencontre avec soi. À partir d’une histoire qui nous est proposée, nous sommes amené à inventer et à créer des êtres fictifs, dont le matériau n’est autre que nous-même. Sur scène, tout ce que nous fai- sons et ressentons est déterminé par ce que nous sommes. Au théâtre, impossible d’échapper à soi-même : corps, voix, sensibilité, éducation et imaginaire. Nous y mettons à profit nos habiletés et nos forces, mais devons également composer avec ce que nous identifions comme nos lacunes, nos failles et nos travers. Cet art nous invite à jeter un regard sur nous-même sans porter de jugement. Parce que tout, dans notre personne, autant notre corps que nos qualités morales, tout peut être utile à la construction d’un personnage : voix rocailleuse, tempérament co- lérique, force physique, stature frêle, calvitie, rondeur, humour, candeur, intelligence, etc. Au théâtre rien n’est bon ou mauvais : tout est matériau d’exploration et de création.

Nous y sommes fréquemment entrainé dans des territoires moins familiers et devons souvent pénétrer dans des zones intérieures que nous évitons de fréquenter dans la « vraie vie ». Violence, jalousie, passion dévorante, folie meurtrière… Tout, au théâtre, peut être vécu. Parce que l’activité se passe dans une aire protégée, un lieu qui se situe à la frontière de l’imaginaire et du réel. Comme l’enfant plongé dans le jeu, au théâtre on « fait semblant », on fait « comme si ». C’est formidablement libérateur ! Non seulement les bassesses, les crimes et les violences n’entraînent aucune conséquence, mais on nous applaudit pour les vivre…

Si le théâtre propose une rencontre avec soi-même, c’est aussi un endroit où l’on part à la découverte de l’autre. On s’y engage avec une équipe. Et de la même façon qu’on n’échappe pas à soi-même, on ne peut se dérober au contact de l’autre. Parfois, c’est chaleureux, enrichissant et stimulant, mais parfois ça accroche et ça coince. C’est un peu comme une traversée sur un bateau, l’espace y est restreint, on se marche sur les pieds et on est sans cesse exposé au regard de nos camarades.

Le théâtre nous amène à explorer nos limites comme individu, mais aussi celles que nous avons en tant que membre d’un groupe. C’est une sorte de microcosme où l’aventure hu- maine passe nécessairement par le respect, la générosité et l’empathie. Chacun s’y sent vulnérable, et c’est grâce à la bienveillance que peut naitre la confiance et le sentiment de liberté créative. C’est une activité qui développe la tolérance. En outre, cet art nous apprend à mettre l’objectif commun au-dessus des intérêts particuliers, nous enseigne que l’énergie créée par un groupe est de loin supérieure à la somme des talents individuels. Faire du théâtre, c’est participer à quelque chose de plus grand que soi, c’est une leçon d’humilité et de solidarité.

Enfin, le théâtre est une rencontre avec un univers et des idées, avec des émotions et des trajectoires de vie parfois très éloignées de ce que nous connaissons. Chaque auteur nous présente le monde à travers son regard personnel, sa sensibilité et sa façon unique d’appréhender l’existence. Les personnages et les situations provoquent en nous des réflexions et des questionnements. Pourquoi Macbeth est-il à ce point dévoré par l’ambition ? Comment la soif de pouvoir arrive-t-elle à le pousser jusqu’au meurtre? À qui ressemble-t-il aujourd’hui? Où cette ambition résonne-t-elle en moi ?

À force d’adopter cette posture qui consiste à se mettre dans la peau d’un autre, le comédien finit par développer le réflexe de l’empathie, une attitude où il tente de comprendre sans juger. C’est une autre façon d’aller à la rencontre de «l’Autre», et de tout ce qui nous est étranger.

Parce que le théâtre est une expérience intense. Un jour, vous êtes dans une loge à vous maquiller. Pour la toute première fois de votre vie, vous vous préparez à entrer en scène. Vous êtes excité, mais vous êtes aussi terrifié. Vous avez l’impression que vous avez oublié toutes vos répliques. Que sur scène vous serez inévitablement ridicule. Vous avez le trac. Votre estomac est noué. Et vous êtes complètement envahi par l’angoisse ne pas y arriver. Vous rêvez de courir vous cacher dans les coulisses et de ne plus en sortir avant la fin du spectacle. Vous savez que ce n’est pas possible et que les autres comptent sur vous. Vous ne pouvez pas les laisser tomber. Alors vous vous dites que c’est la dernière fois! Vous ne comprenez d’ail- leurs plus du tout ce qui vous a poussé à vous inscrire à ce cours de théâtre ou à joindre cette troupe. C’était une idée stupide ! On ne vous y reprendra plus.

Puis, vous vous rendez compte que vous n’êtes pas seul à être dans cet état. Que les autres comédiens sont assiégés par les mêmes doutes et les mêmes émotions. Alors vous vous regroupez et vous vous regardez dans les yeux. Intensément. Ce sont vos camarades. Vous n’êtes plus seul à aller vers le péril. Vous êtes une équipe. Vous comptez les uns sur les autres. Vous en faites une sorte de serment maladroit. Vous vous tenez en cercle les bras sur les épaules des uns et des autres. Tranquille- ment, la frayeur se transforme en excitation. Vous oscillez entre la peur et le désir que «ça» commence enfin pour qu’on en finisse. Ces quelques instants, juste avant l’entrée en scène, vous paraissent une éternité. Le metteur en scène arrive. Il vous rappelle que vous êtes tous formidables. Il vous conseille de prendre deux ou trois bonnes respirations et surtout, en racontant cette histoire, de vous amuser et de plonger dans le jeu. Vous avez la nette impression que d’ici quelques secondes vous allez mourir.

Arrive enfin le moment de votre entrée. Vous vous avancez sur scène et prononcez votre première réplique. À partir de là, tout s’enchaîne. Le trac disparaît et le temps s’évanouit. Vous êtes entièrement plongé dans ce que vous faites. Et quelques instants plus tard, le spectacle est terminé. Déjà! Vous saluez. Ce sont maintenant les applaudissements. Vous avez l’impression que tout s’est déroulé à la vitesse de l’éclair. Vous venez de vivre votre première représentation, votre baptême de la scène.

Vous avez «surfé» sur l’adrénaline que votre corps a sécrétée dans le but de vous fournir l’énergie nécessaire pour affronter le «péril». Et la chimie a opéré. Tout s’est mis en place comme par magie : répliques, émotions, entrées, déplacements, mémoire… tout ! Vous avez traversé le spectacle dans une sorte d’état second, à proprement parler l’état du jeu. L’adrénaline est une drogue puissante, gratuite et tout à fait naturelle. Elle vous a permis d’être concentré et totalement engagé dans ce que vous faisiez. Vous venez d’ailleurs de vivre une sorte de « high ».

C’est l’une des raisons pour lesquelles les acteurs re- viennent au théâtre : le besoin de revivre cette expérience grisante où le corps et l’esprit ne font qu’un, où chaque cellule de notre être est engagée dans l’instant présent, et où vous vous oubliez vous-même. En outre, vous venez de vivre un moment de solidarité humaine. Vous vous sentez plus proche de vos camarades. Quelque chose a été traversé « ensemble ». En vous appuyant les uns sur les autres, vous vous êtes construit des souvenirs communs et des liens, qui peuvent durer toute une vie. Et puis vous avez endossé des destins et porté des idées devant les spectateurs. Certains ont été bouleversés. Ils se sont reconnus dans les personnages et dans les situations. Vous sentez quelque chose à l’in- térieur de vous, une émotion où se mêlent la fierté d’avoir touché des gens et le bonheur de leur avoir per- mis de vous rejoindre dans un endroit où vous étiez vulnérable, et vrai.